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Le plastique dans les Grands Lacs

On oublie souvent les Grands lacs quand on pense à la pollution des eaux par les plastiques, car les médias parlent beaucoup plus des plastiques dans l’océan. Pourtant la pollution plastique est tout aussi préoccupante dans les grandes réserves d’eau douce du monde comme le soulignent les travaux du laboratoire Rochman de l’Université de Toronto portant sur la pollution anthropogénique, et notamment sur les plastiques et leurs effets sur la toxicité des lacs et des cours d’eau. Étudiante au doctorat rattachée à ce laboratoire, Kennedy Bucci s’intéresse aux effets des microplastiques sur les têtes-de-boule, un poisson présent dans la majeure partie de l’Amérique du Nord. Dans cette entrevue exclusive, elle explique pourquoi nous devons nous intéresser au sort des plastiques qui aboutissent dans les lacs Supérieur, Huron, Michigan, Érié et Ontario. 

Pourquoi est-il important d’étudier et de mieux connaître la pollution plastique dans les Grands Lacs ? 

Nous dépendons des Grands Lacs pour l’eau potable, l’alimentation, les pêches et le tourisme. Mais parce que les lacs sont plus petits que les océans, la pollution y est plus concentrée par unité de surface. De plus, la population élevée des centres urbains autour des plans d’eau entraîne une pollution directe accrue.  

Comment mesurez-vous la quantité de plastique dans l’eau du lac ?

Nous tirons à l’arrière du bateau un filet manta, qui est un genre de cône composé d’un maillage de 300 microns; puis nous rinçons le contenu ainsi collecté et séparons les algues, le zooplancton et les débris de bois du plastique. On détermine la quantité et les types de plastique de l’échantillon à l’aide d’un microscope et d’un spectromètre. Et si nous connaissons le débit de l’eau dans le filet, nous pouvons calculer le volume de plastique dans l’eau. 

La présence de gros objets de plastique est-elle plus inquiétante que celle des microparticules ? Les macroplastiques et les microplastiques causent-ils des dommages comparables ?

De par leur taille, les macroplastiques posent une menace plus immédiate puisqu’ils peuvent occasionner des dommages directs : par exemple, les oiseaux peuvent s’empêtrer dans des sacs ou des cordes de plastique. Les microplastiques, pour leur part, nuisent à d’autres niveaux : en avalant des microparticules de plastique, un poisson peut perdre sa capacité à ressentir la faim, parce que son estomac est plein de plastique qu’il ne peut digérer. Ces microparticules peuvent aussi avoir des effets sub-létaux, par exemple quand elles attirent comme des aimants des polluants chimiques, des produits ignifuges ou des métaux lourds. Les plastiques ont tendance à adsorber les produits chimiques, lesquels passent ainsi chez les poissons.  

Qu’avez-vous découvert jusqu’à présent dans vos recherches sur les microplastiques et leurs effets sur la santé des poissons d’eau douce ?

Mon travail se concentre sur les effets sub-létaux de la pollution par le plastique sur les têtes-de-boule, qui représentent une source alimentaire pour de nombreux autres poissons situés plus haut dans la chaîne alimentaire.  Au laboratoire, j’ai plusieurs réservoirs de têtes-de-boule. Dans l’un d’eux, les poissons sont exposés au polyéthylène fait de matières premières vierges de préproduction; dans un autre, ils sont exposés aux plastiques trouvés dans le lac Ontario. Les plastiques du lac Ontario contiennent des produits chimiques qui ont été ajoutés en cours de fabrication ainsi que des substances adsorbées. Au cours d’un essai de deux semaines, j’ai observé des malformations chez les poissons exposés aux plastiques du lac Ontario : colonne vertébrale courbée, queue tordue et yeux plus petits. La prochaine étape consiste à poursuivre la recherche sur le cycle de vie complet du poisson. 

Qu’est-ce qui, dans la pollution plastique, vous inquiète le plus ?

Le manque de sensibilisation. Quand je fais des présentations sur les déchets de plastique, j’apporte parfois avec moi des fibres du filtre du lave-linge pour montrer à l’auditoire les quantités de microplastiques qui se détachent des vêtements. Cela étonne beaucoup les gens. Certains m’ont dit qu’ils mettaient au compost la peluche du sèche-linge, ignorant qu’ils introduisaient ainsi du plastique dans le sol. 

Je m’inquiète aussi du fait que, de l’avis de beaucoup de gens, l’action individuelle est inefficace. J’essaie de leur faire comprendre que, oui, chaque geste compte. Les effets sont cumulatifs et avec le temps; cela produit une réaction en chaîne qui finit par exercer une pression sur les producteurs pour changer ou pour réduire la quantité de plastique qu’ils fabriquent.

Je remarque aussi beaucoup d’écoblanchiment, notamment avec les plastiques biodégradables. Ce que les gens ne savent pas, c’est que beaucoup de ces plastiques sont biodégradables uniquement si on les soumet à une très forte température ou à l’action de bactéries, d’enzymes ou de produits chimiques. Ils sont donc bien loin d’être écologiques ou ont une empreinte carbone très élevée. Si vous voulez du plastique biodégradable, choisissez une matière compostable dans votre propre compost. Faites des recherches ! En fin de compte, les fourchettes de plastique soi-disant biodégradables vous reviendront plus cher que des fourchettes en métal que vous pouvez réutiliser encore et encore.