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Le vilain secret du Canada

Le Canada est l’un des plus grands producteurs de déchets par habitant parmi les pays développés. Mais qu’est-ce qui explique ce gaspillage excessif?

Le matin du 3 mai 2016, un travailleur du centre de tri Canada Fibers sur le chemin Arrow dans le nord-ouest de Toronto aperçoit quelque chose d’anormal. Il sonne immédiatement l’alarme. C’est dans cette installation aux échos caverneux qu’on trie les 800 tonnes de « matériaux recyclables » ramassés quotidiennement dans les sacs et les bacs bleus par le service de gestion des déchets de la ville de Toronto. Au fur et à mesure que cet impressionnant tonnage fait son chemin avec fracas dans l’usine, une machinerie de pointe sépare boîtes d’acier et d’aluminium, verre, papier, carton, styromousse et tous les types de plastique imaginables. Les montagnes de détritus sont alors compressées pour former des cubes de la taille d’un piano expédiés par la suite à des acheteurs… qui les transforment en produits vendus aux consommateurs… qui, à leur tour, les placeront dans leur bac de recyclage qui sera ramassé par un des 800 camions de déchets de la ville … et ainsi de suite.

Mais en ce 3 mai, l’engrenage est kaput, car l’équipement du chemin Arrow n’a pas pu reconnaître ni trier ce que la police indiquera par la suite être une « partie de corps humain ». En quelques minutes, tout s’arrête et l’usine doit fermer pendant 24 heures.

Pour Derek Angove, l’aimable et dévoué directeur municipal de gestion des déchets solides, le problème n’est pas tant la macabre découverte (qui relève maintenant de la police), mais plutôt la durée de la fermeture de l’usine et le manque d’espace pour décharger l’avalanche de matériaux recyclables arrivant à l’usine au rythme d’environ deux tonnes par minute dans des camions à 18 roues chargés de ramasser les biens des sept stations de transfert municipales.
Quelques minutes à peine suivant l’arrêt de l’usine, M. Angove est au téléphone pour trouver des installations de tri à Burlington et ailleurs dans le sud de l’Ontario. « Mon travail consiste à veiller à ce que chaque article que nous ramassons – qu’il s’agisse de déchets alimentaires, d’arbres de Noël, de matelas, de vieilles moquettes ou de toilettes – poursuive sa route, explique-t-il une heure plus tard. Si, pour une raison quelconque, le flux est interrompu, les stations de transfert seront pleines en un rien de temps, les camions de déchets ne pourront pas être déchargés et nous aurons de gros problèmes. »

Dans un monde de plus en plus porté vers le « suicide par les déchets », selon l’expression du romancier américain défunt Jim Harrison, Toronto ressemble à une petite ruelle sur la grande voie de l’extinction de masse.

 « Toronto est trompeuse », dit Myra Hird, professeure à l’école des études environnementales de l’Université Queen’s à Kingston en Ontario et spécialiste en gestion des déchets. « La ville gère tellement bien ses déchets, que la plupart des gens n’ont aucune idée de la quantité produite, ni de ce qu’on en fait. C’est  ni vu, ni connu. »

La dernière fois que les Torontois ont été confrontés à la réalité de leur dépendance aux déchets, c’était en 2009, durant une grève des travailleurs municipaux de cinq semaines qui a vu les parcs et patinoires extérieures de la ville (dépourvues de glace en juillet) ensevelis sous quatre mètres d’ordures fétides. La prise de conscience précédente était survenue après le 11 septembre 2001, lorsque les autorités frontalières américaines avaient temporairement arrêté le transport d’environ mille tonnes de déchets par jour de la capitale ontarienne au site d’enfouissement de Carleton Farms au Michigan. À l’époque, 4000 tonnes supplémentaires de rebuts avaient été déversées au site d’enfouissement de Keele Valley, le plus gros dépotoir au Canada juste au nord de Toronto, à Vaughan, qui subissait déjà des pressions énormes et qui était sur le point de fermer ses portes au déluge quotidien d’ordures.

Toute personne non initiée serait frappé par la quantité et la variété de déchets, ainsi que par le coût astronomique de leur gestion, soit plus d’un million de dollars par jour, mais le plus choquant, c’est le fluxconstant, le véritable déluge de déchets en attente de traitement, soit pour rejoindre les montagnes d’ordures dans une décharge ou pour être recyclés. Cette situation est la conséquence directe d’une attitude nationale : malgré les grandes déclarations en faveur de l’écologie et les ambitions libérales pour sauver la planète, les Canadiens sont les plus gros producteurs de déchets parmi tous les pays développés.
 « Nous avons tendance à penser que si les autres pays étaient comme le Canada, la planète se porterait mieux, affirme MmeHird. En fait, si tous les pays imitaient la surconsommation et la production de déchets des Canadiens, la situation serait encore bien pire. »

Le plus choquant, c’est le fluxconstant, le véritable déluge de déchets en attente de traitement, soit pour rejoindre les montagnes d’ordures dans une décharge ou pour être recyclés. 

Les 720 kilos de déchets que produit annuellement chaque Canadien équivaut à environ deux fois la quantité produite par les Japonais et jusqu’à dix fois celle d’une demi-douzaine de pays africains. Plus alarmant encore, notre production de déchets par habitant dépasse de sept pour cent celle des Américains, pourtant réputés pour leur consommation excessive.

 « Toronto, ville la plus peuplée au pays, représente bien ce qui se passe, ou ne se passe pas, partout au pays en ce qui concerne la production et le traitement des déchets », explique Mme Hird.

En plus des 200 000 tonnes de matériaux recyclables traitées annuellement par la ville, ses résidents produisent 10 000 tonnes d’ordures ménagères (ce qu’on met dans les sacs verts) par semaine, soit 500 000 tonnes par année. Pour maximiser l’efficacité, de gros porteurs transportant chacun près de 40 tonnes de déchets comprimés quittent Toronto toutes les dix minutes pour se diriger vers la décharge Green Lane, près de London, et ce, tous les jours ouvrables.
Comparativement à la plupart des milieux ruraux du sud-ouest de l’Ontario et malgré son nom champêtre, Green Lane (la voie verte) n’est pas tant une parcelle, ni même un dépotoir typique, mais plutôt une autre planète. Située au nord de l’autoroute 401, à environ 200 km à l’ouest de Toronto, cette décharge publique de 130 hectares, la plus vaste au Canada, jette une puanteur mémorable sur la campagne avoisinante, mais n’est pas autrement perceptible par ceux qui ne la cherchent pas activement. Un accotement herbeux la sépare de la 401, et la route secondaire qu’il faut emprunter pour s’y rendre est bordée d’une forêt caducifoliée et d’un ruisseau assaini par la capitale provinciale, en partie en guise de remerciement au canton de Southwold, qui a accepté de recevoir les déchets de la métropole alors que personne d’autre n’en voulait.

La beauté relative de cette bordure est due en grande partie à l’influence de sa gestionnaire, Anne Hiscock. Le bureau de cette avocate devenue ingénieure se loge dans un faux immeuble résidentiel au nord du site. Le bâtiment est entouré d’une profusion de jardins jaunes qui lui ont valu l’an dernier de faire partie de la tournée locale « Communities-in-Bloom » (collectivités en fleurs).

En dépit de tout cela, quand M. Angove et MmeHiscock accompagnent un nouveau visiteur le long de la rampe qui mène au bord de la décharge elle-même, M. Angove fait une petite mise en garde pour le préparer à l’inimaginable : en arrivant au bout de la dernière montée, sur un plateau poussiéreux, on pourrait méprendre la vallée en contrebas pour une vaste fouille archéologique ayant mis à jour une civilisation quelque peu familière, ou plutôt ce qui reste d’une civilisation qui jète la planète aux ordures dans un trou béant de 11 millions de mètres cubes. Il n’existe aucune hyperbole capable de décrire le sentiment éprouvé à la première vue de cet « océan » (sinon peut-être l’image de Cortez admirant l’océan Pacifique « sans dire un mot, du haut d’un pic du Darien », selon le poète John Keats). À ceci près que l’océan ici est constitué de milliers de tonnes de déchets, et que les « navires » sont des 18 roues et des engins de terrassement dont le grondement des moteurs est étouffé par la distance et le sifflement constant du vent.

Habituellement, un tel endroit attire des légions de d’oiseaux (le site d’enfouissement Ladner de Vancouver, à Delta, est un véritable buffet pour des milliers de goélands et de pygargues à tête blanche). Mais aujourd’hui à Green Lane, il n’y a que deux oiseaux – de location, qui plus est –  perchés sur un promontoire d’observation. La décharge embauche ces deux rapaces apprivoisés de Predator Bird Services. Un vieil aigle royal et une buse de Harris, genre de missile ailé qui « fait le gros du travail », selon M. Angove, se perchent à quelques mètres du véhicule de leur maître et, de là, la buse survole régulièrement l’océan de déchets pour rappeler aux goélands que le site n’est pas le paradis qu’ils présument (le vieil aigle faisant surtout office d’épouvantail). « Nous n’avons donc pas d’oiseaux », affirme Mme Hiscock.

Il n’y a pas non plus de rats. Et pas d’ours non plus.

Green Lane, comme tous les sites d’enfouissement, abrite cependant des milliards de microbes qui dévorent son contenu et produisent du méthane, un gaz à effet de serre, au rythme de 96 mètres cubes par minute (suffisamment pour remplir un garage à deux voitures près de 1500 fois par jour). Le méthane est recueilli par des dizaines de puits horizontaux et verticaux et ensuite brûlé, et l’on prévoit de bâtir bientôt une centrale capable de le convertir en source d’énergie. À Keele Valley, l’ancienne décharge de Toronto déclassée il y a 16 ans, la quantité de méthane qui s’échappe encore des déchets enfouis pourrait produire suffisamment d’électricité pour alimenter 20 000 ménages.

Une sous-couche d’argile naturelle empêche le percolat toxique de Green Lane de pénétrer la nappe phréatique. « Nous savons que l’argile est impénétrable, dit M. Angove. Des tests ont démontré que les molécules d’eau juste au-dessus de cette couche datent de 10 000 ans. » Autrement dit, ces molécules proviennent de l’époque où la pointe des glaciers du Wisconsin se trouvait encore à cet endroit.

Contrairement à d’autres sites d’enfouissement en service pour une période déterminée, Green Lane demeurera ouverte jusqu’à ce que le dernier bulldozer de 60 tonnes y tasse le dernier sac de gazon contaminé par des pesticides et herbicides ou de jouets en plastique délaissés. Ainsi, la décharge pourrait rester ouverte jusqu’en 2040, selon le degré de réussite des efforts constants de Toronto pour détourner de plus en plus de déchets vers les usines de recyclage. Pour le moment, la ville transforme 52 p. 100 de ses déchets en matériaux recyclables (comparativement à 34 p. 100 à Calgary et 55 p. 100 dans de nombreuses villes canadiennes.)

Le Canada a environ 2400 sites d’enfouissement actifs – petits et grands, publics et privés. La majorité d’entre eux empestent. Certains laissent des produits chimiques et de métaux lourds s’infiltrer dans le sol et la nappe phréatique. D’autres sont infestés de rats ou causent des incendies. La plupart créent un trafic constant de camions et de poussière. Pour des raisons évidentes, ils font souvent l’objet de polémiques politiques, surtout à l’étape de la planification. Toronto a négocié pendant des années avant d’acheter en 2007 Green Lane, ancienne décharge privée réaménagée et rouverte par la métropole en 2011 pour ses propres besoins. Avant cette date, la Ville avait négocié sans succès pendant dix ans pour convertir une mine abandonnée près de Kirkland Lake en décharge. « Les sites d’enfouissement sont extrêmement difficiles à trouver, précise M. Angove, et c’est tout à fait normal, étant donné leur rôle et leur importance dans la société. » Plusieurs villes canadiennes, dont Ottawa, Halifax et Vancouver, ont connu récemment des débats houleux sur l’emplacement de décharges locales.
Mais la puanteur, la contamination des sites, le torchage du méthane, le va-et-vient constant des camions, le coût et les perturbations socioécologiques causées par notre mode de vie ne sont pas les pires aspectsde la gestion des déchets canadiens.

Non, le pire est sans doute un ensemble de vérités suffisamment troublantes pour pousser la plupart d’entre-nous, sauf peut-être les écologistes les plus forcenés, au désespoir absolu.

Il faut d’abord prendre conscience qu’à Toronto comme dans d’autres villes, les déchets résidentiels – les rebuts décrits ci-dessus, y compris les matériaux recyclables – ne constituent qu’un peu plus d’un tiers de tous les déchets urbains. Les deux tiers restants sont des déchets industriels, commerciaux et institutionnels – ou ICI dans le langage de la gestion des déchets – ce qui comprend les restaurants, les écoles, les centres commerciaux, les usines, les immeubles de bureaux et les chantiers de construction et de démolition. Selon Myra Hird, nous en savons beaucoup moins sur la gestion de ce type de déchets. D’abord, ces déchets ne sont pas recueillis par les municipalités, qui ont tendance à bien gérer leur programme, mais par des transporteurs privés qui, selon les recherches, détournent seulement 13 p. 100 de leur charge vers des centres de tri. Le reste est acheminé vers des dépotoirs et à des incinérateurs privés.
« Malheureusement, le recyclage coûte de l’argent », explique Daniel Hoornweg, ancien conseiller en gestion des déchets à la Banque mondiale et professeur agrégé en filières énergétiques à l’Institut de technologie de l’Université de l’Ontario à Oshawa. « Tout ce qui importe au transporteur privé, c’est de se débarrasser des déchets de la façon la plus rentable. Et les municipalités en sont en partie responsables. Elles ont tendance à détourner le regard de ce que font les usines, les commerces et les institutions, tant et aussi longtemps qu’elles ne doivent ni voir ni ramasser leurs déchets. »

Plus inquiétant encore, les déchets urbains du Canada dans l’ensemble – dont les déchets ICI – ne représentent qu’un tiers des déchets du pays. « Une plus grande partie de nos ordures provient des mines, de l’industrie agricole, du militaire et ainsi de suite, précise MmeHird. Et, il s’agit en général des ordures les plus toxiques. »

Les municipalités en sont en partie responsables. Elles ont tendance à détourner le regard de ce que font les usines, les commerces et les institutions, tant et aussi longtemps qu’elles ne doivent pas voir ni ramasser leurs déchets. 

Pour ce qui est de l’industrie minière, MmeHird explique que les entreprises responsables ont fait un travail adéquat, voire honorable, pour nettoyer leurs sites, mais les résidus de nombreuses mines déversent encore leur poison dans le sol et l’eau. « On parle de chlore, de dioxine, de furane, ajoute-t-elle. Des substances parmi les plus toxiques qui soient. »

Lorsqu’on lui demande pourquoi le gouvernement n’oblige pas les propriétaires miniers à respecter les lois sur l’assainissement, Mme Hird répond qu’il existe au Canada 28 000 mines sans propriétaire. Elles ont été abandonnées par des entreprises qui les ont exploitées au maximum et ensuite fait faillite ou simplement fui. Le pire exemple, selon elle, est la gigantesque mine d’or près de Yellowknife, où des déchets contenant 250 000 tonnes de trioxyde de diarsenic mortel ont été gelés pour tenter de limiter la contamination. « Ils ont peut-être temporairement atténué le problème, dit Mme Hird, mais tout ce qu’ils ont fait, c’est le laisser aux générations futures. » Elle affirme que le secteur agricole du Canada est aussi coupable que le secteur minier en particulier à cause des effluens animaliers contenant des nitrates, des hormones et des médicaments qui se déversent dans la nappe phréatique et dans nos lacs et rivières.
 « Étant donné l’accès limité que nous avons aux documents militaires, nous ne connaissons pas le type de déchets produits actuellement, précise-t-elle. Mais nous apprenons peu à peu ce qui a été laissé, par exemple, au Réseau DEW dans l’Arctique. » Il s’agit de tas de véhicules, d’unités d’habitation, de batteries, d’installations d’infrastructure, de conteneurs de combustible, de BPC et d’autres produits chimiques extrêmement toxiques. « Il a fallu 19 ans pour recueillir ces déchets et les mettre au dépotoir, et les sites ne sont pas complètement nettoyés « , déplore l’experte.

MmeHird explique que notre société met davantage l’accent sur les déchets résidentiels que sur la production de déchets dans l’ensemble parce que nous avons beaucoup plus de données sur les ordures ménagères que sur les déchets produits par les mines ou le militaire, par exemple. Selon elle, cette situation convient dans une certaine mesure aux gouvernements qui préfèrent ne pas avoir à se pencher sur les déchets miniers, nucléaires ou industriels. Il est beaucoup plus facile de convaincre les ménages de changer leurs habitudes que les multinationales.

Le recyclage est en soit un élément insaisissable de la gestion des déchets. Des études indiquent qu’aux États-Unis, plus de 90 p. 100 du plastique, y compris les articles mis dans les boîtes bleues, n’est jamais recyclé. 

En 2016, un reportage avait révélé que bien que Tim Hortons encourage ses clients à mettre leurs gobelets de café jetables dans des boîtes de recyclage, dans la plupart des régions du Canada, ces tasses n’étaient pas recyclées et se retrouvaient dans des décharges (la fine couche de plastique qui les recouvre les empêche le plus souvent d’être recyclés avec le papier). Selon certaines estimations, les Canadiens utilisent annuellement de 1,6 à 2 milliards de gobelets de café jetables, ce qui représente 35 000 tonnes de papier fabriqué à partir de 70 000 tonnes de bois brut, récolté dans des milliers d’hectares de forêt. « Tant pis pour la préservation des ressources », professe M. Hoornweg.

Mme Hird raconte l’histoire d’un projet de recherche mené à l’Université Queen’s par une de ses étudiantes de cycle supérieur, Cassandra Kuyvenhoven. L’étudiante a suivi des articles placés dans les boîtes bleues de l’université pour connaître leur destination finale. « Tandis que le système semblait propre et fonctionnel à la surface, explique la professeure, ce n’est pas ce qui se passait dans les coulisses. » Par exemple, la chercheure a trouvé que la styromousse recyclable était chargée dans des camions à destination de Toronto, compactée par procédé chimique, transportée par la suite à Montréal, puis expédiée en Chine par navire et déversée dans une décharge. « Nous aurions aussi bien fait de la mettre dans un site d’enfouissement ici, dit MmeHird. Nous aurions au moins économisé les tonnes de carbone rejetées dans l’atmosphère durant le trajet jusqu’en Chine. »

Les équipements électroniques de l’université aboutissaient quant à eux dans des dépotoirs en Inde ou au Mexique.
  » Lorsqu’on pense que nos articles sont recyclés, on a la conscience tranquille, peu importe ce qui leur arrive au-delà de la boîte bleue, affirme Mme Hird. Nos recherches indiquent que lorsque nous avons la conscience tranquille, nous avons tendance à consommer encore plus. Depuis que les Canadiens ont réellement commencé à recycler il y a 30 ans, la consommation n’a fait que grimper au pays. »

Tandis que le recyclage est quasi inexistant dans le domaine de la construction résidentielle au Canada, la consommation et les déchets sont endémiques. « Nous voyons des démolisseurs à Toronto et à Vancouver allègrement jeter des résidences entières, des immeubles salubres et habitables, dans des sites d’enfouissement, déplore M. Hoornweg. On parle de démolition comme s’il s’agissait de réaménagement communautaire naturel, comme si on démolissait de vieilles maisons pour faire place à des neuves. Mais ce n’est pas le cas! C’est une honte écologique et éthique. En Europe et dans les sociétés moins gaspilleuses, les vieilles structures font habituellement partie des nouvelles. Elles ne sont pas simplement mises au dépotoir. » 

Lorsqu’on pense que nos articles sont recyclés, on a la conscience tranquille, peu importe ce qui leur arrive au-delà de la boîte bleue.

À la suite de ce qu’un critique social a appelé » le cauchemar des déchets », il est difficile d’imaginer un avenir où même les villes ayant les programmes les plus efficaces de gestion des déchets n’aient pas besoin de sites d’enfouissement. Or, dans de nombreux services municipaux de gestion de déchets, « aucun déchet, aucune décharge » est désormais un genre de mantra spirituel, le but ultime étant de ne plus rien jeter.

Une brochure publiée par le service de gestion des déchets de Toronto proclame « SOLID WASTE – OUR HIDDEN TREASURE » (déchets solides – notre trésor caché). Le service espère qu’un jour, peut-être même en moins de 20 ans, tous les déchets résidentiels recueillis seront utilisés ou achetés et auront une vie au-delà du sac poubelle ou de la boîte bleue.  Le plan, s’il se concrétise, devrait mener à la fermeture définitive des sites d’enfouissement comme Green Lane.
Étant donné son objectif de récupération totale, la Ville de Toronto ne prévoit pas pour l’instant acquérir de nouvelles terres en vue d’un prochain site d’enfouissement, ce qui semblerait devoir faire partie de ses projets immédiats. Même les petites villes comme Whitehorse, où le recyclage n’en est qu’à ses balbutiements, espère réutiliser tous ses déchets solides d’ici 2040.

  » C’est bien beau, dit M. Hoornweg, mais même si tout est recyclé, ça ne ralentira pas la production de tout le bric-à-brac fabriqué et acheté par notre société, qui est évidemment la véritable source des déchets. Ça ne fera rien pour nettoyer les décharges débordantes partout dans le monde. »

 
MmeHird dit que le recyclage en tant que « mine urbaine » pourrait en effet réduire une partie des déchets existants à l’échelle mondiale. Elle cite la recherche suédoise qui indique qu’il y a autant de métaux utiles dans les infrastructures désaffectées sous nos villes que dans les mines du globe. Comme les ressources s’épuisent dans les mines traditionnelles, de nouvelles possibilités émergent pour la récupération de ressources dans les zones urbaines.

Les sites d’enfouissement offrent aussi une source de métaux et de minéraux rares, mais leur récupération pose un risque pour les barrières naturelles qui empêchent le percolat toxique de contaminer les sols et la nappe phréatique.

Lorsqu’il était conseiller à la Banque mondiale, M. Hoornweg avait conclu que la quantité relative de déchets produits par un pays représentait parfaitement son envergure morale et écologique. « Une forte production de déchets solides est un des symptômes les plus visibles et viscéraux d’une économie et d’une société en difficulté. C’est aussi révélateur que la production de carbone et la pauvreté, affirme-t-il. Il faut donc se demander ce que ça nous dit au sujet du Canada. »

Bien qu’il soit d’avis que le recyclage demeure une stratégie de première ligne importante pour réduire la quantité de déchets solides, M. Hoornweg est convaincu que la solution ne réside pas à la fin du cycle de vie des objets (leur recyclage), mais dans la réduction de leur consommation, soit au début de leur cycle de vie.

« Quand on en arrive au recyclage, 95 p. 100 du dommage environnemental a déjà eu lieu avant et pendant la fabrication avec l’extraction du pétrole, la pollution des rivières et de l’atmosphère, l’émission de carbone… «

Lorsqu’on lui demande s’il existe une solution définitive à la prolifération des déchets, M. Hoornweg prend le temps de réfléchir et dit doucement : « Les gens doivent moins acheter ». Le problème, selon lui, c’est que notre économie est basée sur la croissance constante et la production sans fin de ce que nos sites d’enfouissement révèlent essentiellement être de la pacotille. « On ne mettrait pas ces objets au dépotoir s’ils valaient quelque chose! Bien sûr, personne ne veut voir l’économie sombrer. Nous ne pouvons pas dire à des entreprises qui emploient des Canadiens d’arrêter de produire des biens ou à des magasins d’arrêter de vendre en ligne. Mais notre économie ne nous rend pas service si elle détruit la planète pour produire tous ces objets inutiles. Le cycle se perpétue : fabriquer, consommer, jeter. «

MmeHird précise que les périodes de boom économique correspondent invariablement à une hausse de production de déchets. Ce coefficient a pu être observé à Toronto ces dernières années alors que l’augmentation de la richesse s’est traduite par une production accrue de déchets solides (les démolitions en sont un excellent exemple). À l’inverse, le récent ralentissement économique à Calgary a donné lieu à une réduction des déchets, à tel point qu’il a fallu éliminer 29 emplois dans les décharges municipales et réduire les heures d’opération d’une journée par semaine.

« Dans le domaine de la gestion des déchets, explique MmeHird, ont entend toujours le même refrain  : nous ne savons pas comment mettre fin au problème des déchets en ce moment, mais les chercheurs et les ingénieurs, ou peut-être même les sociologues, trouveront une solution. Une de mes plus grandes peurs, c’est qu’en propageant cette fantasie, nous mettons un énorme fardeau sur le dos de nos enfants pour l’avenir de la planète. Nous leur disons de réduire, de réutiliser et de recycler, mais nous-mêmes, nous  recyclons peu, réutilisons rarement et ne réduisons pas du tout. Nous voulons continuer à consommer. »

 
Si on pose la question à MmeHird de savoir s’il est déjà trop tard, elle répond : « je ne suis pas nécessairement une personne optimiste, mais je crois qu’il y a un avenir, même s’il sera forcément beaucoup plus modeste que notre réalité actuelle. Le changement climatique a lui seul s’en chargera. »
Lorsqu’on suggère en plaisantant que des extra-terrestres debarquetont peut-être pour nous vers une planète meilleure, Mme Hird dit en riant :
 « Je ne crois pas que nous aurons cette chance. Peut-être que les extra-terrestres pourraient nous convaincre de faire preuve de plus de bon sens. À ce jour, les scientifiques n’ont pas réussi. » 

Il est six heures du matin à Toronto. Huit cents camions de collecte de déchets sont déjà sur la route à vider les bacs verts et à recueillir les sacs poubelles, les bouteilles, les boîtes de conserve et les journaux. À Green Lane, les premiers 18 roues arrivent avec leurs 37 tonnes de rebuts. Sur l’océan de déchets en décomposition, les véhicules à chenilles grondent et le méthane tourbillonne dans les puits. Avant sept heures, le centre de tri Canada Fibers sur le chemin Arrow verra défiler des milliers de canettes de bière et de bouteilles de ketchup. Les stations de transfert seront pleines.

À 9 h 30, les centres commerciaux ouvriront leurs portes. La première vague de clients marchera d’un pas décidé vers les téléviseurs, les pantalons de yoga et les gadgets électroniques. Et les ornements de pelouse, les couvertures en molleton et la plus récente des bébelles de cuisine.

Parce que la publicité est plus forte que la raison.

Parce que la consommation est enivrante.

Parce que magasiner est plus facile que faire face à la réalité.

Certains clients apporteront leurs propres sacs réutilisables. D’autres demanderont systématiquement une tasse en céramique plutôt qu’un gobelet jetable au café. D’autres encore boiront à la fontaîne publique pour éviter d’acheter une bouteille d’eau.

Parce que la planète mérite d’être sauvée.